Avril 2067, quelque part en France
En cette fin d’après-midi, une belle lumière dorée inondait la cuisine. Paola s’avança dans la pièce s’imaginant déesse du soleil, s’imprégnant du pouvoir des rayons lumineux qui l’effleuraient de leur douce chaleur de printemps. Elle fronça les sourcils en découvrant sa mère Lisette, assise au bout de la table, la mine sombre et les yeux perdus dans le vague. Elle vint se positionner devant l’adulte, tâchant d’intercepter son regard :
– Ça va maman ?
Lisette esquissa un sourire et acquiesça.
– Tu es sûre ? Tu as l’air tout triste…
– Ce n’est rien, ma puce. J’ai reçu une nouvelle qui m’a contrariée.
– Laquelle ? insista la fillette.
– Je viens d’être tirée au sort pour faire partie des 63, soupira sa maman.

Alvaro, le fils aîné de Lisette, entrait dans la pièce et avait intercepté les dernières paroles de sa mère.
– Vraiment ? Tu vas gouverner la France ? Quand je vais dire ça aux copains !
– Pour le moment, tu ne dis rien à personne, c’est confidentiel. Et tu vas trouver ça moins sympa quand on va devoir déménager pour aller à Paris !
– C’est obligé ça ?
– C’est quoi les 63 ? intervint Paola.
Lisette soupira et prit sa fille sur ses genoux :
– Tu ne l’as pas appris à l’école ? C’est vrai que tu es encore un peu jeune pour savoir tout ça…
– Tu m’expliques ?
– Ce n’est pas facile. Dans les contes que tu lis, il y a parfois un roi qui gouverne le pays. De nos jours, ce n’est plus une personne qui décide pour les autres, mais soixante-trois que l’on désigne au hasard. Et j’ai été tirée au sort…
– Trop cool ! Tu vas être reine, alors ?
Lisette sourit :
– Non pas vraiment ! Les rois et les reines abusaient de leur pouvoir et accumulaient des richesses au détriment de leurs sujets. Ce n’était pas vraiment une bonne chose.
– Tu n’auras même pas une couronne ?
– Eh non !
– Tu seras quand même payée ? s’inquiéta Alvaro.
– Je garde mon salaire, bien sûr. Je serai juste détachée pendant trois ans, le temps de mon mandat, et je pourrais reprendre mon poste d’institutrice à la fin. Mais ça m’ennuie de laisser mes élèves.
– Tu es obligée d’accepter ? s’enquit son fils.
– Normalement, oui. Ça fait partie de notre devoir de citoyen.
– C’est pas gentil de te forcer si t’as pas envie, s’insurgea Paola.
Le front soucieux, la fillette fixait sa mère de ses grands yeux noirs. Lisette lui caressa le visage, indécise sur la réponse à lui apporter. Ses cours d’instruction civique lui revenaient en mémoire. Depuis une trentaine d’années, la plupart des pays avaient peu à peu adopté la stochocratie* comme mode de gouvernance. Au terme d’une période troublée où guerres, dictatures, révoltes s’étaient succédé, le peuple avait fini par imposer cette nouvelle forme de démocratie directe mettant fin aux dérives des démocraties indirectes.
– Paola a raison, remarqua Alvaro. Pourquoi ne pas laisser la place à ceux qui ont envie de gouverner ? Je trouve ça nul de t’obliger.
– Tu n’as surtout pas envie de déménager, n’est-ce pas ? sourit sa mère.
– Pas trop…
– Avant l’arrivée de la stochocratie, c’est-à-dire, des gouvernants désignés au sort, de nombreux pays étaient des démocraties indirectes. On votait entre plusieurs candidats qui souhaitaient devenir présidents.
– C’était bien, non ? Pourquoi on a changé ? s’étonna son fils.
– Parce que ça ne fonctionnait pas. Les candidats ne se présentaient pas pour servir l’intérêt général, mais seulement leur propre intérêt ou celui de leurs amis. Ils avaient pour la plupart des égos démesurés : ils voulaient être admirés et étaient assoiffés de pouvoir.
– Mais dans ce cas, il ne fallait pas voter pour eux, mais pour quelqu’un d’autre…
– Ce n’était pas si simple, car tous ceux qui se présentaient se ressemblaient. Pour faire campagne et communiquer sur son programme, il fallait de l’argent. C’était la guerre de la communication, seuls ceux qui avaient de l’argent ou des alliances avec des personnes riches étaient visibles et finissaient par gagner. Et en retour, ils se débrouillaient pour que leurs actions politiques avantagent ceux qui les avaient aidés à devenir présidents, donc ceux qui étaient déjà fortunés… Il y avait aussi ceux qui, une fois au pouvoir, détournaient les institutions pour rester présidents à vie… Souvent, les femmes, les minorités, étaient écartées du pouvoir et on s’intéressait peu à leurs problématiques. Au fil des décennies, les inégalités se sont creusées jusqu’à ce que les peuples se soulèvent un peu partout dans le monde…
Lisette se rappelait que certains pays avaient payé un lourd tribut, traversé des guerres civiles avant d’aboutir à un régime plus égalitaire. Heureusement, cela n’avait pas été le cas de la France. Peut-être son passé révolutionnaire, l’esprit critique et râleur du Français, avaient préparé le terrain. Par ailleurs, le pays avait déjà testé le principe des conventions citoyennes sur certains sujets sensibles. Les décisions de ces groupes de réflexion, éclairées et courageuses, n’avaient malheureusement pas été appliquées par les politiques de l’époque, mais cela avait montré qu’un autre mode de gouvernance était possible. Lors de la deuxième révolte des gilets jaunes, le peuple était déterminé à ne pas se laisser berner par des promesses sans lendemain. Le mouvement s’était élargi et regroupait toutes les classes de la société. Des alternatives concrètes avaient émergé et il avait été décidé de renouer avec un des principes de la première démocratie, celle de la cité d’Athènes : le tirage au sort comme nouvelle règle d’or.
L’arrivée de son mari, Tonin, interrompit les réflexions de Lisette. Ses enfants se précipitèrent vers le nouveau venu pour lui apprendre la nouvelle du jour. Tonin alla embrasser sa femme :
– C’est une excellente nouvelle ! l’encouragea-t-il.
– Maman n’a pas envie d’être reine, dénonça Paola.
– Elle ne sera pas reine, corrigea son père. Mais c’est une belle opportunité de servir l’intérêt commun.
Lisette grimaça.
– Je suis sûr que ça va te plaire, insista Tonin.
– C’est vraiment Maman qui va décider comment gouverner le pays ? s’étonna Alvaro.
– Elle ne sera pas seule, rassure-toi…
– Je sais, s’enflamma Paola, ils sont 63.
Tonin lui sourit :
– Oui, ils sont 63 à être désignés pour 3 ans, avec un tiers renouvelé tous les ans pour garder une continuité de gouvernement. Maman sera formée pendant un mois avant de prendre ses fonctions. Et c’est aussi pour ça que tout le monde doit faire un service civique de six mois pour comprendre le fonctionnement du gouvernement et les enjeux politiques.
– Et si on ne le fait pas, c’est grave ? demanda Alvaro.
– Je sais que beaucoup pensent que c’est du temps perdu. Pourtant, la vie publique nous concerne tous. C’est notre devoir de citoyen de nous impliquer dans l’organisation de la société. Pour répondre à ta question, si tu ne fais pas ton service, tu ne pourras pas être tiré au sort.
– Je ne vais peut-être pas le faire, alors, murmura Alvaro. Ça fait peur comme responsabilité…
– Oui, ça effraie un peu, reconnut Lisette. Mais les 63 ne sont pas tous seuls pour prendre les décisions. Ils peuvent s’appuyer sur les grandes administrations et les collèges de spécialité. Tu as dû étudier ça ?
– Euh, oui…
– Je te rafraichis la mémoire… Dans tous les grands domaines publics, comme la santé, l’éducation, l’économie, etc., il existe des collèges de spécialité constitués chacun d’une cinquantaine de personnes. Ces membres sont également tirés au sort, mais parmi des professionnels représentatifs du domaine en question. Avec mes autres collègues 63, je pourrais m’appuyer sur leur expertise avant de prendre une décision.
– D’un côté, ça doit être cool de décider pour tout le monde, rêva Alvaro.
– Tu pourras supprimer l’école, maman, s’il te plaît ? demanda Paola.
Lisette sourit à sa fille :
– Non, ma puce ! Je n’aurais pas le droit de faire ça !
– Pourquoi ?
– Maman ne pourra pas tout chambouler, il y a des garde-fous prévus par la constitution, précisa Tonin. Le peuple peut demander des comptes aux 63 en réunissant un certain nombre de signatures.
– Et si on a des idées à leur soumettre ? s’interrogea Alvaro.
– Si on obtient assez de signatures autour de notre projet, on peut demander la tenue d’un référendum ou la constitution de commissions spécifiques.
En écoutant son mari, Lisette retrouva le sourire. Elle avait oublié que c’était un privilège de participer à la vie politique de son pays. Combien avaient sacrifié leur vie pour atteindre cet idéal ! Et ce nouveau mode de gouvernance avait enfin permis de prendre des actions concrètes pour le climat et la justice sociale. Certes, ils subissaient tous les effets du réchauffement climatique, mais cela aurait été bien pire sans cette prise en main collective…
– On va te voir beaucoup sur les écrans ? s’enthousiasma Paola.
– Pas du tout, lui répondit sa mère. Sans être tout à fait anonymes, nous n’existons pas en tant qu’individus. L’objectif est d’éviter les écueils du passé. Pour qu’aucun des 63 ne prenne la grosse tête ou le goût du pouvoir, leur image n’est pas diffusée et ils n’ont pas le droit de communiquer sur leurs actions publiquement… C’est l’IA 63 qui est le porte-parole du gouvernement et répond aux questions des médias.
– C’est pas drôle…
– C’est une belle aventure pour maman, insista Tonin. Et d’ailleurs, si on fêtait ça ?
– Un apéro au collectif des voisins ? proposa Alvaro.
Quelques minutes plus tard, Lisette et les siens, les bras chargés de bouteilles et de victuailles, quittaient le petit appartement pour se diriger vers la place de l’écovillage où des familles du voisinage étaient déjà présentes pour profiter des derniers rayons de cette soirée de mai. L’air était chargé de senteurs fleuries et d’odeur d’herbe fraîche, le vent agitait doucement les branches des arbres. Paola lâcha la main de sa mère pour rejoindre ses amis, Alvaro s’éloigna à son tour, un groupe de musiciens amateurs jouaient un air mélancolique sous le préau de la salle commune.
La douceur du tableau apaisa les doutes de Lisette. Elle eut même un peu honte d’avoir mal pris la nouvelle : « C’est à mon tour d’agir pour préserver cette harmonie, songea-t-elle le cœur gonflé d’espoir. Pour que les générations passées ne se soient pas battues en vain et que les générations futures vivent dans un monde en paix. »
* Le terme stochocratie fut imaginé par Roger de Sizif en 1998, dans son ouvrage « La stochocratie » proposant un mode de sélection politique aléatoire. Le mot est forgé sur les racines grecques kratein (gouverner) et stokhastikos (aléatoire).
